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Shhrzde
19 octobre 2007

Re: Re: Re: Cityscape

(Episode 51)
                              From: Solentiname Tschinag
                              Sent: Jeudi 18 Novembre
                              To:    Bruno Tschinag 

Hey grand,

En lisant nos derniers mails, j'ai des remords d'avoir traînassé à calmer le jeu ! Pour ce coup-ci plus de peur que de mal. La combe où j'ai planté la tente est certes bien abritée des rafales...mais aussi hors champ de la couverture des relais Iridium. Ou bien la tour télécom de Truncated Cone Site était encore dans sa gangue de glace en ce début d'été très secoué par des tempètes inhabituelles ? Toujours est-il que j'avais pas de signal à la tente pour appeler de la rescousse ce fichu lundi dernier. J'avais le choix entre monter pour capter, ou carrément poser le gars sur le traîneau et descendre vers la vieille glace bleue de Pegasus Field, et prendre le premier bimoteur qui aurait sorti son train d'atterrissage sur cette piste si fréquentée. Je ne sais pas trop l'expliquer, mais je ne le sentais pas de le laisser en rade ni de l'empaqueter sur un brancard. Au final je n'ai eu que cette intuition irrationnelle, qu'il était dangereux de ne pas maintenir une "présence" pour l'encourager à émerger. En réalité, je l'ai dopé avec toutes les divines molécules de ma pharmacie et j'imagine bien que c'est le miracle d'années de recherche chimique qui l'ont sorti de l'inconscience plus que mes racontars antarctico-parisiens ! Enfin, moi, cette histoire d'histoires m'évitait de tomber de sommeil en le veillant presque 3 jours d'affilée, tout le début de la semaine.

Les yeux à peine ouverts, Stefan - c'est le nom de mon squatteur - m'a prié de lui laisser écrire un mail. J'ai accepté comme si c'était le truc le plus naturel du monde, se sortir d'un shoot pareil et se précipiter pour raconter à ses potes comme c'était tripant ! Je devais être bien décalquée, j'ai acquiescé sur le mode mais oui évidemment... Peut être que je me suis endormie comme une marmotte - ou plutôt comme un St Bernard ! - pendant son temps de communication satellite ? Je sais plus et je m'en fiche un peu. m'étonnerait qu'il ait été fouiné dans mes compte-rendus d'analyse géomorphologiques. Oh et puis depuis, je me suis décrété des vacances. Je te raconte pas l'ambiance : on s'excuse sans arrêt parce qu'on se tortille comme des vers pour pas se donner trop de coups de coudes en enfilant nos polaires ou parce qu'on a encore paumé une chaussette dans le monticule des duvets. On a aussi des discussions bien futiles, comme la meilleure marque de shampoing quand on se lave avec des paquets de neige. Peut être qu'on a eu vraiment peur tous les deux pour partir en live maintenant ? Cela m'a bien soulagée de le savoir médecin au final. Il se fait son propre bilan de santé, plus à moi de prendre la responsabilité de décider de prendre l'air. Aujourd'hui, c'était sa première sortie d'ailleurs : j'ai creusé une échancrure d'un petit mètre face à l'ouest, j'ai posé mon traîneau retourné comme une banquette des premières loges au fond du creux. Pour l'encourager à tester un peu ses forces, je lui ai demandé de faire trois pas de la tente à ce salon de thé de plein air ! Méga tartine de crème de marron sur pain wasa, dos bien calé dans la poudreuse, regard qui vagabonde en haute atmosphère sur des bandes de nuage gris pâle comme une fourrure de phoque, soleil qui rebondit à peine au dessus de l'horizon mais nous titile les joues d'une douce tiédeur. Et c'est parti pour une heure de discut', avant que le froid ne déssèche le bout de notre nez et la pointe de nos lèvres.


Moi - Alors tu as une idée de ce qui t'es arrivé là haut ?


Lui - Pas trop non ! Je suis juste étonné de pas avoir de côtes cassées, j'ai vraiment eu l'impression, enfin pas juste l'impression, la sensation de la souffrance d'être projeté violemment contre une dalle de granite. Après je me sens encore respirer en beuglant comme une vache, un bon symptôme de cage thoracique enfoncée qu'est ce que tu en penses ?


Moi - Ouh là, c'est toi le french doctor non ? c'est mon équipe de backstopping qui me piloterait par satellite si je devais me réparer un truc. Mais toi, c'est un challenge perso de faire l'extrémiste de l'autonomie ?


Lui - Pas French. Allemand grandi entre les pattes de la tour eiffel stp. Tu m'imagines en jeans trendy, déhanché nonchalant pour traverser le pont de la péniche de mes parents et vers ma mini cooper garée sur les quais ? Je suis sûre que tu aurais craqué sur moi. Là, c'est grillé pour moi maintenant que tu m'as vu en long john polaire rouge cerise et chaussettes orange !


Moi - Tu crois vraiment que je me sens sexy, le goût de mon corps noyé de relents de butane, vapeurs de soupe et goutelettes de sueur acidulée coincées entre les mailles des chaussettes, les friselis de mes cheveux, les coutures de mes sous-pulls ?


Lui - Sûrement parce que j'ai la même odeur que toi, en pire, fragrance pour homme, mais je suis carrément bien dans le nuage qui t'environne.


Moi - Tu veux pas me dire ce qui t'es arrivé là haut plutôt ?


Lui - Tu perds pas le nord hein ?


Moi - Le Sud, sûrement pas... Allez raconte un peu


Lui - Boh, j'ai disjoncté. Clairement. J'ai des bouffées de souvenirs, plus que ça, des fragments de perceptions : tenir du bout des doigts sans gants une minuscule écaille de roche, le battement du sang taraude mes phalanges pour se frayer un passage jusqu'au bout de mes doigts qui tétanisent, l'effroi quand le contact s'ouvre entre l'aspérité à peine rugueuse du caillou et ma peau désséchée qui n'arrive plus à se coller aux petits angles saillants de la face.


Moi - Mouais, tu dois quand même sûrement confondre avec d'autres chutes que tu as fait en escalade, avant. Tu avais des gelures bien sûr aux bouts des doigts, mais tu as pas pu y aller à mains nues. Heureusement encore, sinon j'aurais dû t'amputer comme les anciens. Lui - Ben tu vois, de quoi tu te plains, je t'ai offert un sauvetage easy. Ceci dit merci quand même. Moi - Ben de rien. N'empêche, y a pas la moindre dalle verticale par ici, un bon manteau de neige sur une pente effroyablement longue mais douce. Tu grimpes souvent alors pour faire des rêves de chute dans le gaz ?


Lui - Ok Ok, j'admets, j'ai eu une vieille frousse surtout, j'ai paniqué d'être tout seul dans le jour blanc et j'ai fait n'imp', dévié de la route, culbuté dans une pente, peut être heurté du caillou pourri qui m'a sonné. après, lessivé de trouille, plus de jambes, plus de bras, j'ai pas été fichu de monter la tente avec le vent qui siffle aux oreilles, les neurones qui débranchent, et je me suis allongé dans une tente à demi depliée, le vent s'y est emmèlé et à ruiner définitivement mon abri. heureusement pour moi, Zorro est arrivé. Enfin Zorette. Fondu enchaîné sur ce fiasco de moi en aventurier raté, raconte moi toi plutôt, tu m'as l'air d'être complètement aware de tout ce qu'il est bon de faire sur cette île congelée. Dis moi, d'où ça t'es venu de bercer mon coma de ta voix douce ? C'est une technique de l'armée ? "Le froid est une information" qu'ils disaient, alors tu le combats avec un flot d'information contraire plus chaleureux et plus puissant ?


Moi - Tu veux faire une publi dans "Lancet" sur mes méthodes de médecine douce ou quoi ? C'est pas sympa de te foutre de moi. J'ai eu mon moment d'enfantillage, je sais pas ce qui m'a pris. Tu crois pas que j'ai eu peur ? tu sasi, c'était plus comme réciter un mantra pour pas m'endormir et attendre. Je déteste m'ennuyer. ça me fait tellement peur d'avoir rien à faire. Voilà, je me sentais pas capable de rester à côté de toi, à rien faire, à attendre que les cellules de ton corps reviennent à une température favorable à la vie, une par une.


Lui - ouh, te fâche pas, Soli, jamais je me moquerai de toi ! je donnerais ma vie pour que tu crois pas ça. Tiens, écoute encore, j'ai qd même un truc à te raconter.


Moi - bon, ok, mais grouille toi, je commence à cailler, tu sens pas les joues qui piquent et l'intérieur du nez et de la gorge qui se recroqueville quand on aspire de l'air ?


Lui - Un petit peu, mais tu oublies que je suis vacciné ! Ecoute, écoute, j'étais à mi-chemin entre le sommeil dangereux et puis ici. Je pouvais pas comprendre les péripéties de ton histoire, mon esprit était encore un petit pois contracté dans un coin de mon crâne, tout mon understanding en standby, prêt à ne plus jamais se réveiller. mais les modulations de ta voix rythmée de chaque pas de Victoria sur les trottoirs de Paris ont ravivé les connections dans ma tête, le long de mon dos, jusqu'au bout de mes doigts. Une par une. Dès que j'ai pu entendre, c'était bon, j'étais hissé hors de l'eau lisse et noire de mon black out de conscience, j'étais avide de suivre les pas perdus de cette fille. J'étais quand même épuisé, je me suis endormi, bercé par ton conte infini. Mais j'ai fait un rêve dont je me souviendrais toujours. Une nuit noire, noire comme le coeur d'un silex, moi perdu dans ce espace lisse, vide et noir. Puis soudain un très grand drapeau de toile hyperfine claque au vent, je vois toutes les turbulences de l'air qui nervurent en glissant le long de cette peau de toile ultramince. Je n'avais pas vu ce souffle avant le drapeau, je ne sentais pas l'air se déplacer, je me mets à sourire que ce mouvement qui s'enroule entre les fibres. Puis je m'aperçois que les légers renflements de la toile renvoient un éclat, une brillance. Rien n'éclaire de nulle part autour, mais je suis magnétisé par cette luminescence. Je plisse les yeux, je tends la main pour effleurer cette voile, je crois frôler une toile de spi très fluide. Enfin, je vois à la lisière, depuis le mât vers le bord ouvert, des petits personnages qui dansent dans les ressauts du tissu, des images qui glissent, un film qu'on projette juste pour moi, une fille qui marche, une grande mêche blonde sur un front bombée, elle me sourit si grand. Je m'éveille d'un coup, elle est si rieuse. En vrai j'ouvre les paupières sous un monceau de duvets, de parka, dans la lueur rougeâtre de ta tente embrumée de nos respirations et du réchaud qui flambe.


Moi - Ah. Bon. Un peu chtarb ton histoire, mais je prends. Maintenant, ça te dit qu'on la regagne cette atmosphère confinée. Je te garantis pas des rêves fantastiques ou des projections en cinémascope, mais au moins d'avoir les orteils pas congelés.


Voilà, Nouk, comment on passe le temps avec mon visiteur du bout de la nuit. Je crois qu'on a repris assez de forces tous les deux pour bouger bientôt. On va déplier la carte et voir ce qu'on fait.


Envoie moi une photo de toi en débardeur, ébouriffé par l'air brassé par les ventilos, ça me changera d'atmosphère. Ta Soli

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